Overblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Christian Rome

Littérature

Interview avec Céline Delaruelle/Les Allés Candides à propos de L'Heure du Poète

L'Heure du Poète 

Céline Delaruelle -  
Christian Rome,   " L'heure du poète" est votre troisième roman. L'histoire démarre dans une trentaine d'année au coeur d’une France fictionnelle devenue une dictature d'extrême droite, violente et aveugle, un peu comme cela aurait pu arriver en 1939. C
lin d'œil à l'histoire, évocation de l’exode de 1940, votre livre serait-il un rappel à la vigilance ?
 
 

Christian Rome - Dans un monde complexe comme le nôtre, tout peut bouger très vite (ex : il y a quelques années, l’Argentine en banqueroute en quelques semaines, le Front national au deuxième tour des présidentielles françaises, aujourd’hui la Tunisie et l’Egypte), tout peut aller vite et tout peut arriver. Bien que nous soyons « protégés » par une République encore démocratique et laïque, le désarroi d’une grande partie de la population française, le fossé qui sépare les décideurs politiques de la réalité de la vie des gens (voir les taux d’abstention record aux élections), les écarts criants d’injustice entre la minorité possédante et la masse des citoyens, y compris la classe moyenne de plus en plus tirée vers le bas, qui tentent de survivre dans une société où les perspectives d’avenir sont sombres, tout cela pourrait bien mener « démocratiquement » au pouvoir les tenants d’une idéologie d’extrême droite. 

La misère et le désarroi des peuples ont toujours été dans l'histoire le ferment de l’arrivée au pouvoir des régimes dictatoriaux, intégristes ou fascistes. Le 21 avril 2002 a été un avertissement qui, s’il a fait réagir les citoyens français et a démontré la « santé » républicaine
de notre pays, n’a pas été pris, selon moi,  suffisamment en compte par les politiques. Le désamour entre le peuple et les dirigeants n’a fait que s’accentuer.
Le point de départ de mon roman
a été, en partant du constat sur la situation politique et sociale actuelle, d’imaginer la faillite des partis républicains traditionnels et l’arrivée au pouvoir d’un parti d’extrême droite élu démocratiquement par les urnes avec toutes les conséquences qui en découlent, en particulier sur la perte des libertés, dans un pays comme le nôtre dont l’histoire depuis la Révolution de 1989 n’est qu’une progression, parfois chaotique mais inéluctable vers la conquête de ses libertés publiques et individuelles.
 
Une fois ce parti au pouvoir, que se passerait-il ? Mon roman peut être perçu à la fois comme un exorcisme – personne, et encore moins l’auteur ne souhaite que cette situation se produise -  et, effectivement, comme un rappel à la vigilance. La succession d’événements que nous vivons en France depuis ces dernières années, notamment la résurgence du racisme et de la xénophobie (voir l’histoire des Roms) ; la désignation, plus ou moins franche d’une partie de la population
française, notamment ceux d’origine étrangère, comme bouc émissaire qui seraient responsables des problèmes économiques des français de souche. Toutes ces idées malsaines, accentuées par la crise, l’indifférence et le désengagement de nombre de nos citoyens à l’égard de la politique pourraient bien faire le lit de l’arrivée au pouvoir du Front national. Sans faire de catastrophisme, il faut se méfier d’une posture arrogante qui semble affirmer que chez nous ce n’est pas possible. L’avantage de la fiction, notamment du roman, c’est qu’elle peut faire du catastrophisme et explorer une situation, qui peut-être, souhaitons-le, n’arrivera jamais.

 

CD - Que représente votre personnage du Poète ? La quintessence de tous les auteurs, avec leurs contradictions, leurs compromis avec eux-mêmes pour continuer à exister dans des états totalitaires ou pas ? 
 

CR - Le personnage du Poète est né au départ  d’une nouvelle que j’avais écrite qui est devenue le début du roman. Une nouvelle suscitée par une sorte d’agacement à propos de la façon dont les poètes dans le milieu littéraire sont considérés, c’est-à-dire systématiquement mis sur un piédestal du simple fait qu’ils écrivent de la poésie, alors que les romanciers et le roman sont souvent dénigrés. Raconter une histoire, quelle trivialité ! C’est pourtant un art qui n’est pas donné à tout le monde. Si la Poésie est sans contexte d’une importance capitale en tant qu’oxygène, respiration indispensable dans une société soumise à l’utilitarisme, à la surconsommation et à l’accélération démesurée du temps, les poètes, ceux qui l’écrivent, paraissent intouchables. Or, ce sont des hommes comme les autres et si un Pablo Neruda, qui ne devait pas être sans défauts, est perçu comme un être de noblesse grâce à son engagement humain et politique, le plus grand d’entre eux, Arthur Rimbaud, a fini sa vie dans des activités plus que troubles. Le thème récurrent du « Poète assassiné », justifié par le sort qui est réservé aux poètes (mais également aux romanciers et à tous les intellectuels) dans les régimes dictatoriaux, traverse la littérature. Mais les poètes ne sont pas des saints et certains se conduisent comme des collaborateurs ou des êtres infâmes (voir le cas de Céline) ce qui ne les empêchent pas d’être talentueux ou d’avoir du génie. Dans la nouvelle initiale, que j’ai développée ensuite jusqu’au roman, je m’étais amusé à renverser le cliché et à créer un poète assassin. Un poète reconnu gagnait sa vie en exécutant des « contrats » pour le compte d’un gouvernement fasciste.

Pour répondre à votre question, le Poète du roman possède en lui tous les possibles, comme n’importe quel individu pris dans les nasses d’une situation de dictature manifeste ou feutrée. (L’occupation en France, le stalinisme, le maccarthysme des années cinquante aux Etats Unis) Tout individu est confronté, dans ces circonstances exceptionnelles, à des choix qui mesurent ses possibilités, son courage, sa peur, son égoïsme,  son engagement, sa conscience ; du profil bas pour sauver sa peau à l’ignominie, en passant par l’engagement héroïque, chaque être humain est contraint dans ce type de situation  à se positionner.

 

Le Poète commence sa vie comme un petit délinquant, ivre de rage et de haine envers le monde. Une haine incompréhensible qui trouve vraisemblablement sa source dans le manque d’amour qui a accueilli sa venue au monde. Il est sauvé par un grand frère poète, Francis, qui lui apporte les mots en lui permettant de donner un sens à sa révolte. Il le fait entrer dans le monde des intellectuels, ceux que leur pratique entrainent à penser le monde et surtout, il ouvre sa conscience. Mais sa conscience éveillée va être mise à mal et tourmentée par des sentiments obscurs qui vont le conduire à des actes de collaboration avec le régime, nourris toujours par cette haine originelle dont il ne peut se défaire. Il ne s’en remettra pas. L’amour de Sonia ne peut effacer sa culpabilité. Sa rédemption ne pourra advenir que par le sacrifice de sa vie.
Le Personnage du Poète parcourt  - avec douleur parce que justement il a les mots et la pensée - tous les stades de ces choix possibles, résignation, profil bas, compromission, collaboration et finalement retournement, révolte et engagement héroïque contre l’oppression.
 
CD - Marie, "la fille du Poète maudit et de la chanteuse au destin cruel" comme vous les appelez en fin d'ouvrage, s'engage dans l'humanitaire, comme sa mère avant elle, peut-être pour racheter la réputation d'auteur de la "collaboration" de son père qu'elle n'a pas connu. Jusqu'au-boutiste, elle y perdra la vie. Pensez-vous qu'il faille un héritage humaniste pour avoir envie de s'engager dans l'Humanitaire ? Qu'il y ait une sorte de filiation, d'éducation presque à l'Humanisme ?
 
  1.  
CR - Les enfants, une fois devenus grands, reproduisent très souvent en bien ou en mal les scénarios qu’ils ont vécus dans leur enfance. Il peut même arriver que le comportement d’un individu soit influencé inconsciemment par ce qu’a vécu un grand parent, voire un aïeul : c’est la théorie transgénérationnelle défendue par certains psychanalystes. Très souvent, l’individu adulte se dirige vers un milieu, un métier ou une activité qu’il a connue dans son enfance. C’est le cas des enfants d’artistes, tel fils d’un acteur qui a vu défiler à la maison des gens du métier, a baigné à l’intérieur de ce milieu, se dirigera naturellement vers cette activité – pas seulement parce qu’étant du sérail il aura plus facilement ses tickets d’entrée, mais parce que c’est ce qu’il connaît le mieux. Concernant la transmission de valeurs, le modèle négatif ou positif,  que créent les parents, aux yeux de leurs enfants a forcément une influence sur ces derniers. Dans le roman, Marie connaît ces deux situations :
enfant, elle est trimballée  avec ses parents dans plusieurs pays du monde et se trouve plongée dans ce milieu de l’humanitaire dans lequel ils exercent. L’humanisme de sa mère, Sonia, et de son beau père est un modèle de comportement naturel pour elle. Cependant, dans son évolution personnelle, suggérée dans le livre, elle passe par une phase de rejet, de révolte, avant de trouver toute seule sa voie et de s’engager dans les pas de sa mère. Ce qui est une manifestation de sa révolte en même temps que la prolongation ou l’accomplissement des idéaux de ses parents. Sa révolte s’appuie sur le questionnement qui la taraude au sujet de son père, le Poète considéré comme un écrivain collaborateur, avec un mélange obscur d’attraction et de répulsion, en tous cas un grand trouble. Ne pas avoir connu son père ou sa mère peut, mais ce n’est pas une règle absolue, déclencher un vide, un vide qui va se nourrir de toutes
sortes de fantasmes, de projections, d’idéalisation et peut perturber une vie entière.
Sonia et le Poète, lui ont transmis le meilleur et le pire : 
le meilleur, des valeurs d’altruisme et de soucis des autres, le pire, des pulsions
d’autodestruction que sa mère a surmonté mais qui ont perdu le Poète. Elle sublime en quelque sorte dans son engagement le désir inconscient de se détruire en se lançant dans une action humanitaire dangereuse où elle toutes les chances de perdre la vie. Peut-être qu’elle rachète ou réhabilite à sa façon ainsi la mémoire de son père.
 
Sonia reçoit de son père, Luciano, qui l’avait reçu du sien (le grand-père fusillé par les fascistes) un sens de l’engagement, un souci de l’autre qu’elle transmet à sa fille. Oui, il y a une filiation, une éducation. Mais, l’individu se construit quand même tout seul, et il peut arriver que l’enfant prenne le contre-pied d’une éducation et comme on dit « tourne mal », malgré la transmission de valeurs positives. Il me semble, mais il faudrait beaucoup plus de temps pour développer, que le monde extérieur qui passe par la  sur communication actuelle (télévision, jeux vidéos, Internet, etc.) entre parfois en conflit avec l’éducation familiale. 

 

CD Votre roman s'achève aux portes d'un autre siècle, d'un autre cycle de vies qui se succèdent immuablement. C'est bien la force de la vie, de l'amour de la vie même, qui permet à vos personnages de survivre à cette période ravagée. Pensez-vous comme se questionne à ce propos "lachanteuse" que la vocation d'un livre soit d'être utile, utile ou nécessaire pour réfléchir aux leçons du passé, à la construction d'un avenir ?
 
CR - Les propos de Sonia arrivant au terme de sa longue vie sont un peu désabusés, mais je pense qu’elle croit, comme moi, que le livre, sans être astreint a une utilité ou une nécessité immédiate possède une force, une capacité d’influence potentielle qui peut être très puissante. Il est sans conteste un des vecteurs de la transmission de la mémoire et donc susceptible de faire réfléchir et de tirer éventuellement des leçons du passé, donner de la perspective pour se situer et construire l’avenir dans un monde qui va de plus en plus vite. Personne n’aurait la naïveté de croire qu’un livre, ou une série de livres, peut changer le monde à lui tout seul : les idées des Lumières, portées par la littérature et la philosophie éclosent au moment de La Révolution françaises aussi parce que des circonstances historiques sont réunies à un certain moment. Par ailleurs, il est incontestable que la littérature a perdu aujourd’hui de son influence. Le livre semble perdu au milieu de nombreux médias et outils de communication  extrêmement chronophages (chaînes et programmes de télévision, jeux vidéos, Internet, musique qu’on écoute sur des i.pod ou autres baladeurs, téléphones portables assortis de leurs gadgets, etc.) Le livre, et en particulier le livre de littérature (poésie, roman, philosophie,) n’a que la portion congrue de ces loisirs. Mais justement, sa force est peut-être qu’il se différencie de cette communication effrénée. Comme je l’ai écrit à propos de la poésie, le livre « … ne sert à rien, c’est là sa force et sa beauté, son absolue nécessité. ». 
 
Car la littérature est une expérience. Une expérience unique et intime. C’est la rencontre de deux pensées, deux imaginaires, deux sensibilités, l’auteur et le lecteur, dans un temps volé à l’agitation du monde.  Une rencontre qui ne se soucie pas d’être utilitaire – le lecteur ne consomme pas de la littérature, il est acteur car son imaginaire est invitée à entrer dans les mots de l’auteur pour y apporter sa participation. Sans le lecteur la littérature n’existe pas. Et cette expérience peut se produire à n’importe quel moment. Je peux lire un livre écrit il y a trois siècles et me sentir touché, concerné, impliqué  par les mots de l’auteur. L’écrivain, le romancier, ne sait  pas si cette  rencontre va avoir lieu, quand et avec qui. C’est là un des charmes secrets de la littérature. Et bien sûr dans ce partage, un livre peut s’avérer être un déclencheur susceptible d’influencer, voire de bouleverser la vie du lecteur.
 
La vocation d’un livre n’est peut-être pas d’être utile (la littérature dite engagée au sens étroitement politique du terme, c’est à dite qui essaie d’imposer un point de vue,  n’est pas celle qui produit forcément les meilleurs livres et L’Heure du Poète n’est pas un livre engagé dans ce sens là mais davantage un livre sur l’engagement, qui essaie plutôt de s’approcher de la complexité et de l’ambivalence des êtres. Mais la responsabilité de l’écrivain est d’être conscient que sa création va s’adresser à quelqu’un dont il va à la rencontre et, comme le disait ma prof de théâtre Madeleine Sherwood concernant le travail de l’acteur pour construire le personnage : « Il faut partir de soi, mais aussi partir de soi. » Ce qui implique que la seule expression personnelle ne suffit pas pour être de la littérature. Je m’exprime, point. Tout le monde peut le faire plus ou moins bien. Pour aller rencontrer l’autre, l’écrivain, selon moi, doit être producteur de sens, de monde, d’atmosphère, de langage, bref apporter une création à portée universelle dans laquelle un lecteur potentiel va pouvoir pénétrer et y apporter son propre imaginaire.