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Christian Rome

Littérature

"L'Impulsion et le geste" entretien avec Bernard Giusti













Entretien publié  dans la revue en ligne Vendémiaire
en novembre 2006.




BG.  Tu viens de publier un essai L'Impulsion et le geste  que tu qualifies de "notes sur la création artistique" Quelle est l'origine de ce projet et quel en est le sujet  ?  

CR. J’ai toujours été intéressé par la réflexion sur la pratique artistique, non seulement la mienne, mais aussi celle des autres. Comme tu le sais, j’ai commencé par faire de la musique et déjà à l’époque, on passait des heures avec un ami musicien à essayer de comprendre pourquoi telle interprétation d’un morceau swinguait, et telle autre non, on essayait de comprendre le mystère du swing ! Rien que ça ! Le batteur doit-il  jouer au fond du temps ou en avant, etc. ? Pourquoi telle note rajoutée à cet accord provoque cet effet, et ainsi de suite… ?  Par ailleurs, j’ai compris très vite l’importance de la relaxation pour la concentration et l’aisance technique dans la création artistique que j’allais retrouver plus tard dans ma pratique avec les acteurs. J’aimais bien le côté laboratoire, recherche, alimenté par le goût de la pédagogie (j’ai toujours aimé guider ou transmettre) ce qui allait me conduire après à l’enseignement artistique, à la formation.

Cette réflexion sur la pratique, je l’ai toujours exercée pour moi ; elle est devenue prégnante à l’époque où j’ai commencé à donner des cours de théâtre, où je formais des acteurs ; j’ai accumulé au fil des années des masses de notes, de réflexions, d’exemples. Quand je dirigeais mon Studio d’acteurs, des élèves à tour de rôle, notaient ce que je disais comment je dirigeais les exercices et les scènes, etc. Il y a eu des enregistrements sur cassettes, des extraits filmés en vidéo, il doit me rester quelques cassettes. J’avais des discussions avec Luc Charpentier ou Robert Cordier qui eux aussi formaient et entraînaient les acteurs. On échangeait des idées, des expériences…

Quant à l’origine de ce livre, c’est un certain Bernard Giusti qui en est responsable : tu m’avais demandé d’écrire des articles dans Vendémiaire sur le théâtre, le cinéma et la littérature. Et Jean-Michel Platier, le responsable des Editions BERENICE a pensé que ça pouvait faire un livre intéressant. Pour écrire ces articles, j’avais un peu fouillé dans mes archives et dans ma mémoire. Ces articles étaient un peu comme des vagabondages sur des chemins de traverse ; je l’ai les ai donc un peu remaniés, j’ai organisé la structure d’ensemble pour segmenter les différents sujets traités (jeu de l’acteur au théâtre, au cinéma, le scénario et l’écriture littéraire).

                                                   

BG.  Pourquoi l’Impulsion et le geste ?

CR. C’est une expression qui vient du théâtre, du travail avec les acteurs. Madeleine Sherwood, (qui avait travaillé avec Kazan, Richard Brooks, Lee Strasberg) répétait sans cesse « Follow your impulse ! » (Suis ton impulsion). Dans le travail de formation, d’entraînement ou de répétition, on apprend aux acteurs à être à l’écoute de ces petits bonds de l’imagination susceptibles de créer la vie sur la scène et à les transformer en gestes, mouvements, actions physiques etc. C’est une expression qui traduit bien, d’une manière générale le  processus créateur, quelque chose se déclenche à l’intérieur de l’artiste, une impulsion ou une série d’impulsions imaginaires quand l’artiste est inspiré ; impulsions que, lorsqu’elles se produisent, l’acteur doit apprendre à transformer en actes, en actions, en mouvement etc. L’acteur apprend d’abord à transformer ce mouvement intérieur en mouvement extérieur dans l’espace, puis à modeler, à  affiner ; si on pouvez observer un écrivain au travail, qu’est-ce qu’on verrait :  ça mijote et tout à coup il  se met à écrire, on ne peut plus l’arrêter, puis à nouveau, il s’arrête, ça mijote encore, et ainsi de suite. Mais entre le moment ou l’impulsion se produit et le déclenchement du geste, un temps plus ou moins long se déroule, pendant lequel l’artiste se confronte à la matière ; et cette matière qu’il faut traverser, pour le sculpteur c’est la pierre et le bronze, pour l’acteur ou le danseur c’est l’espace, pour l’écrivain, c’est la page blanche – et ses propres blocages, etc. Pour le cinéaste, ce sont toutes les contraintes liées à son art ; si le pianiste passe par le clavier pour s’exprimer, clavier sur lequel, si l’on peut dire, il est directement connecté, le cinéaste passe, lui, par une série d’intermédiaires : une équipe, des moyens techniques, des acteurs, des contraintes financières, etc. Quant à l’acteur il travaille sur son propre instrument, son corps, sa voix, sa sensibilité, sa psychologie etc. D’où la difficulté et la nécessité pour lui de s’accorder et de se réaccorder en permanence, et cela au début de chaque répétition, chaque représentation, au cinéma, parfois avant chaque prise de vue.

 

BG. Est-ce un livre pédagogique ?

CR. Non, ce n’est pas ce que j’ai voulu faire ; d’ailleurs s’il l’est un peu, ce n’est pas forcément négatif, mais je ne voulais pas être emmerdant, embêter le lecteur avec des considérations techniques. J’aurais pu le faire, mais ce n’était pas mon but. Je souhaitais, et j’espère que ça va marcher, intéresser non seulement des publics concernés (acteurs, étudiants, en cinéma, auteurs, etc.) mais aussi tous ceux qui peuvent se montrer curieux de ces sujets.

Le sujet de base étant – ce qui m’a toujours passionné –  le processus de la créativité ; comment ça marche ? Pourquoi, ça ne marche pas ? A quoi un auteur, un metteur en scène, un cinéaste, un écrivain est confronté, quels obstacles il doit franchir pour faire aboutir concrètement les impulsions créatrices qu’il a dans la tête. Je ne pouvais parler que ce que j’avais un peu ou beaucoup pratiqué, ce sur quoi j’avais réfléchi, ou sur quoi j’avais fait travailler des gens. En espérant que ça puisse concerner aussi les peintres, les plasticiens, les musiciens, les artistes en général. Je voulais faire de la créativité comparée. Je voulais éviter de tomber dans le côté « Comment avez-vous écrit ce livre ? » avec l’aspect fétichiste (J’écris au crayon noir sur des cahiers d’écoliers, je n’écris que dans les cafés, etc.) Ce que je souhaite, c’est  apporter et mettre en débat  la réflexion d’un praticien. Pour ça, en dehors de considérations personnelles, je m’appuie sur nombre d’exemples et d’anecdotes  recueillis par des historiens ou critiques de cinéma ou de théâtre et aussi sur des courants esthétiques, que j’ai un peu étudiés, et qui ont fortement influencé la pratique des artistes : l’influence de Stanislavski et de ses successeurs sur le jeu au théâtre et au cinéma, les différentes écoles et pratiques de scénarios, la singularité du scénario italien, l’influence de la nouvelle vague dans la conception et la réalisation des films, le recul et le retour du scénario, l’influence du surréalisme, non seulement en littérature mais dans tous les arts comme modèle pour libérer la créativité, etc.). Vers la fin du livre consacré à l’écriture, en particulier au roman, je me suis aperçu que je livrais un point de vue plus personnel sur la place de l’écrivain, aujourd’hui. Avec cette notion de responsabilité, sur laquelle, j’espère on reviendra. Sans doute parce que c’est là-dedans que je suis plongé aujourd’hui et que c’est ce qui me préoccupe.

Pour finir le travail sur le texte n’a pas été trop compliqué, mais c’est surtout la vérification des sources des exemples que je donnais et l’établissement d’une bibliographie sérieuse qui m’a pris du temps.

 

 

BG. Parlons de cinéma, tu évoques ce rêve, jamais réalisé,  des cinéastes de filmer de la même façon qu’un écrivain écrit. Peux-tu t’expliquer là-dessus ?

CR.Comme je l’écris dans le livre, si un écrivain rédige une page il peut la relire immédiatement, la jauger, l’évaluer, la balancer au panier, etc. Un réalisateur qui a un film dans la tête, ou même une simple séquence à tourner, doit passer a travers un filtre d’intermédiaires, il n’y a pas d’immédiateté : pour réaliser la scène qu’il a dans la tête il va devoir passer par l’équipe technique, un directeur de production, un chef opérateur,  les comédiens et leur humeur, la lourdeur des moyens techniques, le stress généré par le temps qui passe (une minute de film coûte très cher) ; quand il aura tourné ses plans, les aura vérifiés au moment de la projection des rushes, il devra attendre, en principe, la fin du tournage pour achever sa création par le montage avec un collaborateur pas toujours facile, le chef monteur, qui peut avoir ses propres conceptions artistiques, etc. Ce n’est qu’à la vision du premier montage, la projection d’une copie de travail ayant restitué l’ordre des plans et des séquences, tournées préalablement dans le désordre, qu’il peut avoir une première idée de l’allure que va prendre son film. Par ailleurs, il aura passé son temps à négocier avec ses différents collaborateurs pour tâcher d’obtenir ce qu’il veut, pour se rapprocher du film qu’il a dans la tête. Une des qualités de base d’un réalisateur, en dehors de ses compétences artistiques, est d’être un super manager d’équipe, doublé d’un fin négociateur. Et ça commence en amont, quand il faut convaincre producteurs, distributeurs, chaînes de télé, etc. Serge Moati, qui a réalisé des  films de télévision, notamment Le Pain noir  disait « Pour réussir dans ce métier, il faut avoir le verbe ». Pas donné à tout le monde.

C’est la raison pour laquelle, depuis toujours, depuis le début, les créateurs de cinéma, cherchent à réduire ce temps entre la conception, l’impulsion créatrice et la réalisation concrète. D’où le concept de cinéma/stylo, crée par Alexandre Astruc et porté jusqu’à son extrême par Jean-Luc Godard avec le projet de la Paluche : une caméra 35 mm qu’on aurait pu tenir d’une seule main et qui aurait supprimé jusqu’à l’équipe technique.

Au tout début du cinéma, les créateurs de films jouissaient d’une  grande souplesse et de plus de liberté : au temps du cinéma muet, du burlesque américain, dans les studios de Mack Sennet, régnait un joyeux désordre, basé sur l’improvisation, mais très vite l’organisation de la production  pratiqua la division des tâches ; des nababs qui contrôlaient tout se mirent à appliquer les principes du taylorisme (comme dans les usines Ford à Détroit) ; le cinéma devint une industrie lourde et coûteuse qui laissait peu de place à la créativité des réalisateurs. Cette organisation industrielle, bien que moins rigide, se répandit aussi en Europe. Une réaction à ce phénomène explique entre autres, l’émergence de la nouvelle vague ; car s’il s’agit pour les jeunes gens des Cahiers du Cinéma qui veulent réaliser des films d’accéder à la possibilité de devenir réalisateurs ils revendiquent aussi cette liberté de création qui doit les rapprocher du travail de l’écrivain et rejettent où tentent de limiter les effets contraignants de l’organisation industrielle des tournages ; c’est aussi pour ça qu’ils tournent dans la rue et des appartements, désertant la lourdeur, la  complexité et le coût des tournages en studio. Cette réaction à l’industrie, portée par le contexte historique, s’était déjà produite en Italie au temps du néo-réalisme, juste après la guerre. Quand aux extérieurs Renoir et Pagnol avait déjà tourné en décors naturels, hors des studios. On peut citer en réaction à l’industrie le cinéma underground new-yorkais et le travail de John Cassavetes. En France, l’esprit artisanal, est toujours dominant.

 

BG. Dans ton livre tu évoques assez longuement le jeu de l’acteur, au théâtre et au cinéma, l’influence de Stanislavski et de ses successeurs ?...

CR. Oui, mais là aussi, je prends soin de ne pas être technique, de ne pas décrire une méthode de travail. J’essaie d’évoquer plutôt les contraintes particulières que les artistes rencontrent selon qu’ils sont sur une scène de théâtre ou un plateau de cinéma. Il y a beaucoup de choses que les gens savent – que le travail au cinéma est découpé en petits morceaux, par exemple - et d’autres non. J’espère, cependant, apprendre au public certaines choses. Concernant Stanislavski, et je suis loin d’être le premier, j’essaie de lever le malentendu dont son travail si ambitieux a souvent été l’objet. Ses écrits ont d’abord été traduits du russe à l’américain, dans un désordre total, avant qu’on en trouve en français ; ils sont incomplets et ont subis de nombreuses  déformations. Ce qui est intéressant, au moins tout autant que les solutions que Stanislavski à apporté à des problèmes de jeu et de mise en scène au théâtre, c’est sa démarche, son exemple, son éthique ; cet homme possédait au plus haut point le respect de son art et de son public ; des gens comme Jean Vilar –qui le contestait – ou Ariane Mnouchkine, dont la démarche esthétique  est totalement différente s’inscrivent dans cette tradition à la fois d’un théâtre ouvert à tous –non élitiste –  mais profondément honnête et exigeant quant à la qualité et la profondeur des spectacles. Ces gens-là, tirent vers le haut. Le Polonais Grotowski, dont le théâtre est aux antipodes avoue s’être nourri de Stanislavski dont il dit qu’il a posé les questions fondamentales en mettant l’acteur au centre du dispositif théâtral, tout en combattant le star system, etc. Même si ses réponses à lui ont été différentes. Beaucoup d’acteurs, aujourd’hui qui, ont à peine entendu parler de Stanislavski, ignorent ce qu’ils lui doivent ; mais ça, c’est ce que j’appelle l’influence indirecte.

 

BG. Si on parlait de l’écriture qui est le dernier volet de ton essai….

CR. Oui, c’est presque cette partie qui me tient le plus à cœur ; peut-être parce que c’est le domaine où j’ai le moins d’expérience, que je suis en quelque sorte un débutant, bien que, comme beaucoup de gens, je peux dire que j’écris depuis que je suis enfant, des journaux, des notes, des histoires plus ou moins achevées. Je ne publie que depuis quelques années, des nouvelles, essentiellement dans des recueils collectifs, puis deux romans. Je laisse de côté la période où je réécrivais des scripts pour des producteurs, j’ai également écrit trois scénarios originaux de long-métrage qui n’ont pas été produit, deux court-métrage, que j’ai réalisés, et deux pièces de théâtre, mais à cette époque-là, l’écriture n’avait pas encore pris le pas sur ma création artistique. Quand je dis que j’ai le moins d’expérience dans ce domaine, alors que je dis en même temps que j’ai toujours écrit, c’est qu’il me semble que le fait d’être édité a changé profondément les choses. Là, il y a eu comme un basculement, l’écriture,  c’est devenu sérieux. C’est un phénomène  que je n’ai pas encore bien analysé mais dont je suis sûr : le déclencheur a été la publication de mes nouvelles dans des revues (Quelques mots), ou des ouvrages collectifs. Et quand j’étais en train d’écrire mon premier roman, La Danse du jaguar et que j’ai su que Bérénice s’y intéressait et que j’avais des chances de le publier, je me suis senti comme investi d’une responsabilité, il ne fallait pas que je déçoive ceux qui s’apprêtaient à me faire confiance et, au-delà, les futurs lecteurs potentiels ; j’étais revenu du Mexique avec le commencement d’une nouvelle que j’avais provisoirement intitulé  Meurtre à Tonala  et que je n’arrivais pas à finir, ça commençait à se développer trop… Il y avait un matériau trop important pour une simple nouvelle. C’est un copain qui m’a dit, « Pourquoi t’en fais pas un roman ? »; ça a été un déclencheur comme si on me donnait le droit d’écrire un roman, genre qui m’impressionnait et que je mettais au-dessus de tout, au niveau de la difficulté, alors qu’écrire un scénario de long-métrage – beaucoup de travail pourtant –  me semblait totalement à ma portée, parce que j’en maîtrisais la technique, j’avais développé un sens assez poussé de la dramaturgie, de l’image, etc. Donc, je pense que le fait d’être publié m’a rendu responsable de mon écriture et a commencé à me faire réfléchir sur cette pratique. Mon vieux dada. Mais ces nouvelles notes sur la création littéraire sont évidemment dans la lignée de mes réflexions antérieures. Pourquoi on réalise un film, on monte une pièce de théâtre, on écrit un roman ? Comment on fait ? Comment ça marche ? Les questions sont les mêmes…

 

BG. Dans cette  partie il y a un chapitre sur le surréalisme, pourquoi ?

CR. Parce que c’est un courant dont l’influence a été considérable, non seulement pour les écrivains, mais pour les peintres, les musiciens, tous les artistes. C’est un modèle d’émancipation créatrice, c’est la permission donnée de libérer la créativité. Des écrivains comme Julien Gracq et Louis Aragon, et beaucoup d’autres – d’ailleurs pas simplement les écrivains – ont été nourris par le surréalisme  Je crois qu’à un moment la création artistique en général avait besoin d’une bouffée d’air  et que les surréalistes, même s’ils ne sont pas les seuls ont apporté cette respiration ; la plupart des compagnons de route d’André Breton se sont émancipés et ont pris leur distance avec lui, car il voulait imposer une orthodoxie, une sorte de pouvoir, à mon avis qui était en contradiction même avec l’esprit de liberté du mouvement ; mais en dépit de la rupture, la plupart reconnaissent ce qu’ils doivent au surréalisme, même si les chemins d’écriture qu’ils ont choisis empruntaient d’autres voies. Reste que, comme je l’écris dans le livre, selon moi, les œuvres spécifiquement surréalistes, comme Nadja d’André Breton qui est un bon livre, ne se hissent pas au niveau des grands textes littéraires de ces années. (La Recherche du temps perdu, l’œuvre d’un kafka, d’un Joyce ou d’une Virginia Woolf) ; mais le mouvement a fécondé nombre de poètes et de romanciers qui eux ont parfois réalisé une œuvre d’importance.

 

 

BG. Tu parles de la responsabilité de l’écrivain ; qu’est-ce que tu veux dire ? Tu peux t’expliquer là-dessus.

CR. Aujourd’hui tout le monde peut s’exprimer, et les auteurs ne s’en privent pas, c’est même devenu un genre littéraire qu’on nomme l’autofiction. Mais s’exprimer ne suffit pas pour être un écrivain ou un créateur. Si l’expression personnelle est nécessaire, elle n’est pas suffisante Madeleine Sherwood, ma prof de théâtre, disait : « Il faut partir de soi, mais il faut aussi partir de soi ». Un écrivain, qui doit être selon moi, un créateur de formes, d’atmosphères, de mondes, d’histoires, de langage  ne peut se contenter de la simple expression « Je m’exprime,  point. »  Sa responsabilité est pour moi double : l’attention et le respect qu’il porte à son art – et au-delà à son public –  et  la conscience qu’il s’adresse à quelqu’un, qu’il va à la rencontre du lecteur et qu’un texte n’est jamais innocent. Je laisse de côté la littérature dite « engagée » qui a la particularité, en général, de dédouaner son auteur d’un véritable engagement en le cachant derrière des pseudo certitudes, le véritable engagement de l’écrivain est pour moi celui qui se risque à l’ambivalence, à la complexité des êtres et des choses, qui rejette les solutions simplistes, surtout dans le monde d’aujourd’hui. Cette attitude en fait un citoyen du monde qui a peut-être un rôle à jouer, même infime, dans la Cité. Mais, si tous les artistes jouaient ce « rôle infime »,  peut-être cela finirait par faire d’une goutte d’eau une grosse vague. Et, encore une fois, pour moi, ce rôle, doit être davantage une tentative de compréhension les choses dans leur complexité, que d’affirmer la certitude d’un point de vue. Cela me fait penser, je ne sais pas pourquoi, à la phrase de Fitzgerald dans La Fêlure, un de ses plus beaux textes : « On devrait pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changer » Par analogie, on devrait pouvoir en tant qu’artiste comprendre la complexité des êtres, des problèmes sociaux, politiques, religieux, les points de vue de ceux qui ne partagent  pas nos idées et nos convictions, etc. et cependant être capable de prendre parti en tant que citoyen quand l’heure est venue de s’engager.

 

L'impulsion et le geste, essai de Christian Rome, éditions Bérénice, 2006.